Les pieds sur terre(s)
Enfant d’une double culture champeno-coréenne, Matthias Eun Desruets porte autant d’amour à sa famille qu’aux vignes qu’il cultive et aux vins qu’il élève avec soin. Vigneron indépendant à Hautvillers, il a eu à cœur de préserver le savoir-faire qui lui a été transmis et a su donner un supplément d’âme aux traditions champenoises en jouant la carte de la transparence.
C’est à l’âge de 18 mois que Matthias Eun a découvert la Champagne. Adopté par un couple de vignerons d’Hautvillers, il est devenu voilà 34 ans le représentant de la sixième génération de la famille Desruets aux côtés de son frère Thomas Kim. Pour les deux enfants qui ont « grandi dans l’amour de (nos) parents adoptifs », ce fut une adoption « réussie », et rien ne leur a été caché au sujet de leurs racines.
Mais la reprise de l’exploitation familiale, officialisée en 2010, ne s’est pas faite sans heurt. « Lors de mon parcours DJA, mon dossier n’avait pas été accepté car jugé pas assez viable. À 18 ans, quand une institution vous dit que ça ne sert à rien de reprendre l’entreprise familiale, c’est un coup dur. Avec mon frère, nous nous sommes demandés si ça valait le coup de se lancer. On l’a tout de même fait, à condition de revaloriser de 3 euros chaque bouteille vendue dans les cinq premières années pour redevenir viable ». Ce qui revenait à augmenter la rentabilité de 30 % dans ce court laps de temps…
« C’est pourquoi nous avons développé l’œnotourisme depuis 10 ans », explique Matthias. Après avoir fortement mis l’accent sur cette activité en prenant les rênes du Champagne Joseph Desruets, les exploitants ont poursuivi sur cette lancée « parce qu’Hautvillers s’y prête bien » et que « les clients et les touristes de passage sont heureux que l’on apporte des réponses à leurs questions un peu techniques. » Cerise sur le gâteau, « les visiteurs goûtent un produit unique, propre à chaque vigneron indépendant ; ils ont l’embarras du choix ! »
Mais les fluctuations du marché ont eu raison de ce créneau prometteur : « nous n’avons plus de stock, donc on ne peut plus se permettre d’organiser des événements sur deux week-ends par mois en pleine saison, sinon nous n’arriverons plus à suivre », regrette Matthias.
Tradition et transmission
Un peu plus de 70 ans après sa création, le Champagne Desruets a relevé la tête, fort de nombreux atouts. Le domaine est constitué de 2,20 ha de vignes localisées à Hautvillers, avec une dominante de Pinot noir. L’intégralité du vignoble est actuellement en conversion vers la bio, après une crise sanitaire ayant grippé le grand export.
Si les pratiques de traitement phytosanitaire ont évolué de façon marginale, le trésor de l’exploitation n’a pas bougé : les Desruets peuvent en effet s’appuyer sur un mythique pressoir Darcq-Flamain de 4 000 kg, tout en chêne vieilli, acheté le 21 juillet 1888 par Edmond-Alexandre et Laure Vautrin-Gillet. « Un atout majeur pour l’exploitation… et un goût bien à nous, avec des jus bien concentrés dès le début, et beaucoup de matière. Sans électronique, il est très robuste et tourne comme une horloge ! », affiche fièrement Matthias. Ce vaillant équipement est utilisé pour l’intégralité de la récolte maison, pressant jusqu’à 16 marcs par campagne dans les plus belles années, contre 5 à 6 actuellement. Il suffit à justifier, presque à lui seul, cette volonté de vinifier in situ la totalité de la production, pour quelque 20 000 bouteilles par an.
Chez les Desruets, les cuvées traditionnelles côtoient les tirages limités (1 500 à 2 000 cols) vinifiés en cuves en acier émaillé ou en fûts. Et parfois, des expérimentations sont lancées avec une spontanéité désarmante : « en 2016 et en 2018, on avait du raisin un peu partout, donc on s’est amusé à faire des essais de coteaux-champenois. Des clients et des importateurs les ont goûtés, et ça a plu. Comme ce sont des vins bien valorisés, nous avons souhaité continuer sur ce créneau. J’espère pouvoir passer un quart de notre production en coteaux. »
Poursuivant sa quête de singularité, Matthias a converti une partie de ses contenants de cuverie en grès cérame, et produit des coteaux blancs, rosés et même orange en vinification naturelle, « sans ajout de sulfites, ni ensemencement, ni filtration, ni collage ». Un foudre de 28 hl complète avantageusement cette palette : celui-ci, fabriqué en chêne d’Hautvillers et conçu sur mesure par le tonnelier Jérôme Viard, est un cadeau de naissance du vigneron à sa fille.
La transmission fait justement partie des grandes interrogations de ce jeune papa. « Depuis que j’ai deux enfants, je me dis qu’il va être compliqué de leur transmettre seulement 2 hectares de vignes. C’est mon travail pour les 15 prochaines années : ce qu’on leur transmettra, comment le transmettre… Et vont-ils suivre cette voie de vigneron ? J’espère que ce sera le cas, au moins par passion, mais je ne sais pas si ce sera viable financièrement pour eux. »
Si le futur est une source de préoccupation, le passé donne de l’espoir à Matthias : « Ma plus grande fierté, c’est que le Champagne Joseph Desruets soit toujours là, à Hautvillers. C’est ce qui nous redonné la pêche dans les moments difficiles. Car on se sent redevable envers notre famille… On a 200 ans d’archives familiales dans le milieu viticole : ce n’est pas à moi de couper l’histoire du Champagne Joseph Desruets, cela ne se produira pas de mon vivant. »
La Corée, « un gros marché prometteur »
Matthias Eun et Thomas Kim sont restés proches du pays qui les a vus naître, qu’ils ont pu redécouvrir en atteignant la majorité. Si le premier a poursuivi son quotidien en Champagne, le second a choisi de s’installer en Corée du Sud voilà une dizaine d’années, revenant plusieurs fois par an sur ses terres d’adoption. Avec un pied dans chaque pays et le recul de la maturité, Matthias estime que la Corée du Sud est devenue « un gros marché prometteur », au développement rappelant celui du Japon quelques années auparavant. Vins nature, bio ou biodynamiques : les tendances de la demande des consommateurs sont celles observées dans des marchés plus matures, bien que « le prestige des grandes marques reste la locomotive », reconnaît Matthias. Les consommateurs ont eu le temps de former leurs palais, après avoir été initiés aux demi-secs, et de nouvelles promotions de sommeliers ont émergé, preuve de l’intérêt porté par les Sud-Coréens au monde du vin. De l’aveu de Matthias, l’opinion des consommateurs locaux a significativement influencé l’évolution du Champagne Desruets, par exemple au moment d’arrêter les herbicides, ou pour l’usage de levures indigènes en vinification. « Si mon frère n’avait pas été en Corée, on n’aurait pas su ce qu’est un vin naturel, ou qu’il y avait de la demande sur ce segment dans le monde », reconnaît-il. Selon les données 2021 du Comité Champagne, la Corée du Sud était le 15e marché extérieur en chiffre d’affaires (47,1 M€), avec une tendance nette à la hausse, à peine ralentie par la crise sanitaire. Plus d’un million de bouteilles y sont exportées chaque année.
Article issu de la Champagne Viticole. Retrouvez tous leurs portraits en cliquant ici.