L’électron libre qui joue les traits d’union
Elle n’a pas encore cinquante ans mais donne l’impression d’avoir vécu mille vies : la vigneronne Marie-Alice Deville, qui gère le domaine familial à Verzy aux côtés de ses parents, affiche un parcours rare et bien rempli, enrichi grâce à son ouverture d’esprit et à son audace.
Vigneronne, maman, œnologue, doctorante, chef de projet, globe-trotteuse… Décrire l’intégralité du curriculum vitae de Marie-Alice Deville est un exercice périlleux, d’autant plus qu’elle n’est pas de ceux qui regardent dans leur rétroviseur. La native de Verzy a choisi voilà une dizaine d’années de poser ses valises dans son terroir natal, renouant avec ses racines et un quotidien plus apaisé, mais toujours bien rempli.
Pourtant, son histoire aurait pu se dérouler bien loin de la Champagne. À peine adulte, Marie-Alice surprend une discussion au cours de laquelle sa mère décrit l’avenir qui attendait la jeune femme… Devant cette destinée champenoise tracée à son insu, « j’ai paniqué », confie celle qui estimait « avoir besoin de quitter Verzy pour m’ouvrir au monde. »
« Les idées préconçues et les solutions simplistes, ce n’était pas pour moi ! » reconnaît Marie-Alice avec le recul. Sa vie étudiante, modelée par sa passion pour la biologie moléculaire, l’a emmenée à Paris, à Montréal, puis à Lyon, avant de traverser la Manche pour vivre « l’expérience incroyable » d’un post-doctorat à Oxford, au Weatherall Institute of Molecular Medicine. En Angleterre, elle travaillera ensuite comme responsable de projets au sein de l’ONG Schistosomiasis Control Initiative, spécialisée dans les maladies tropicales négligées en Afrique subsaharienne. Sur le plan personnel, elle y fera la connaissance d’un Australien qui deviendra le père de ses enfants.
Visiter le Rwanda, le Burkina Faso, le Niger et le Burundi a comblé Marie-Alice, qui désirait aussi fonder « une famille multiculturelle ». Un souhait qui, une fois exaucé, s’est suivi d’un retour en Champagne le 31 juillet 2011, puisqu’il a fallu choisir entre l’Europe et l’Océanie… « Le sel de la vie, c’est les virages que l’on prend », souligne-t-elle avec philosophie.
C’est encore au détour d’une conversation captée par hasard que la destinée de Marie-Alice Deville prend un nouveau tournant. La jeune maman avait appris que ses parents s’interrogeaient sur le devenir de l’exploitation familiale, qui aurait pu se terminer par une vente. « Cette éventualité a provoqué un électrochoc. C’est mon père qui a commencé à produire du champagne dans la famille. Tout ce qui est là, cela vient de lui, avec ma mère qui l’a beaucoup aidé : je ne pouvais pas imaginer que le champagne Jean-Paul Deville ne survive pas à son créateur ! »
Mon père, ce garde-fou
À la grande surprise de ses géniteurs, Marie-Alice se positionne en repreneuse du domaine familial. « C’était très inattendu pour eux, et ils ont refusé dans un premier temps, se souvient la vigneronne. Il faut savoir que la relation avec mes parents n’était pas simple ; j’étais partie d’ici car nos visions différaient sur beaucoup de points. » L’aide de Marie-Alice est cependant la bienvenue. Chaque année, elle prenait le temps de revenir en Champagne pour contribuer à la bonne marche du pressoir Deville, qui travaille avec une douzaine de maisons.
Officiant depuis l’été 2011 aux côtés de son père, tout en imaginant prendre son relais à l’avenir, elle a rapidement pris conscience de la nécessité d’acquérir un bagage technique supplémentaire pour se donner « une certaine crédibilité, surtout dans ce monde plutôt masculin, et plus âgé que moi à l’époque. » Afin d’émerger dans « ce petit monde qu’est la Champagne », Marie-Alice décroche ainsi le titre d’œnologue en 2015 (lire par ailleurs).
« Travailler avec mes parents, ce n’est pas évident. Mais je peux dire que j’ai eu la chance de le faire. » À bientôt 79 ans, Jean-Paul Deville travaille encore « énormément », et transmet encore des enseignements à sa fille… « malgré lui », glisse Marie-Alice dans un éclat de rire. La complicité de ce duo prend tout son sens au moment des assemblages, le meilleur moment de l’année pour Marie-Alice et son père, où tous deux « s’amusent à inventer » et « s’apportent beaucoup l’un à l’autre… malgré les différences et les coups de gueule ! »
« Ç’aurait été dommage qu’il arrête plus tôt. Aujourd’hui, je peux me reposer sur lui dans certaines situations car je sais qu’il sera là pour redresser la barre. C’est parce qu’il a toujours été entrepreneur et positif que je peux avoir cette liberté. C’est mon garde-fou ! », confie Marie-Alice. Le festival des Bulles Musicales, « une expérience hors du commun » née en 2018 pour honorer la scène locale et le 50e anniversaire du champagne Jean-Paul Deville, donne un bel aperçu de la créativité déployée dans la famille.
Aujourd’hui, le chemin parcouru lui paraît « immense ». Femme épanouie, Marie-Alice Deville affirme avoir « mérité le droit d’être là », même si elle concède « être loin d’avoir fait le tour de la question. » Car pour elle, « l’oisiveté et faire toujours la même chose, ce n’est pas concevable ! »
Devenir œnologue, le « challenge » d’une jeune maman
C’est à 37 ans, et en étant maman de deux enfants en bas âge, que Marie-Alice Deville s’est attaquée au diplôme national d’oenologue (DNO). À la fois plus âgée que ses camarades de promotion de l’époque et plus jeune qu’une partie de l’Union des oenologues de Champagne (UOEF), Marie-Alice se sent comme « un trait d’union entre deux générations », un état d’esprit qui explique sans doute son implication au sein de la commission communication de l’UOEF Champagne. Faire partie de cette organisation « très active socialement » a changé son point de vue sur bon nombre de ses membres. « Ne pas y être, c’est se couper d’un formidable vivier de contacts et d’entraide », soutient-elle. Le DNO était « un sacré challenge » admet volontiers la vigneronne, qui « reste humble » sur ses capacités professionnelles, au regard de l’expérience des « anciens qui mettent les mains dans le moût ». Passer ce diplôme était aussi un choix qui correspondait mieux à son profil scientifique que des études au CFPPA d’Avize. Malgré quelques interrogations a posteriori, Marie-Alice n’entretient aucun regret, et estime que son parcours a fait évoluer ses relations professionnelles.
Des graines à semer
Même en terres champenoises, l’amour que Marie-Alice Deville porte aux nouveaux horizons ne l’a jamais vraiment quittée. Pour le champagne Jean-Paul Deville, cela a permis de conquérir de nouveaux marchés, ce qui n’est pas peu dire car le domaine expédie plus de 70 % de sa production à l’export : « les efforts commencent à payer », souffle la vigneronne. Le but est avant tout de faire remonter les ventes au niveau de la meilleure année de la maison, en 2009, où quelque 160 000 bouteilles avaient trouvé preneur. Pour ce faire, la maison a su réduire sa dépendance au marché anglais, avant de se tourner vers une multitude de pays tels que l’Allemagne, la Suède, les États-Unis, la Chine, ou même la Côte d’Ivoire. Au quotidien, Marie-Alice « sème des graines » en participant à des salons et en cultivant la réputation numérique du domaine sur les réseaux sociaux (Facebook et LinkedIn), mais ne démarche pas activement les importateurs. Toutefois, ce travail d’image et d’opportunité tourné vers l’étranger ne lui fait pas oublier la France. « C’est grâce à ce coussin confortable que l’on peut réaliser des tentatives à l’export ; on ne s’est jamais développés au détriment des clients particuliers. » C’est pourquoi, depuis trois ans, Marie-Alice persiste… et signe chaque année une centaine de carte de voeux personnalisées, peu importe la rentabilité de l’opération.
Article issu de la Champagne Viticole. Retrouvez tous leurs portraits en cliquant ici.